La guérison

 

20 novembre 2010.

Je suis au bar de l’hôtel, il est 23 heures. La conférence est finie. Je sirote seul un de ces jus de fruits mélangés typiques de Singapour. Philippe, mon chef bien aimé, doit être en train de se pavaner avec des officiels dans un dîner ou une réception. J’essaye d’écouter la musique, un peu forte à mon goût, mais ma tête est ailleurs. Je redescends les manches de ma chemise,  Il fait trop froid dans ces hôtels hyper climatisés. Mon esprit s’égare, est ce un espace propice à la propagation des rhumes ? Un air froid assez humide, tout ce qu’il faut pour faciliter la transmission des virus par les micro-postillons. Je crois entendre une toux à l’autre bout de la salle. Avec tous ces congressistes, venu de cinq  continents c’est l’endroit idéal pour la propagation d’une épidémie. Quelle variante du virus du rhume peut bien se promener en ce moment dans la salle. Il faudrait faire des prélèvements sur le malade.

-          Bonsoir, je peux m’asseoir à votre table ? 

Une femme, la trentaine, pas très grande, brune cheveux courts habillée d’un chemisier uni et d’un pantalon simple s’est arrêtée à coté de la table.

-          Je vous en prie. 

Elle prend une des chaises sur le coté. Elle à un verre à la main, cela ressemble à un martini ou un porto. Elle reste assise pendant une bonne minute sans rien dire. De mon coté je n’ai pas vraiment envie d’engager la conversation. Mon patron s’est un peu imposé dans ce congrès sur les thérapies géniques. Il a insisté pour que nous présentions nos travaux sur les mutations et la propagation des virus du rhume. Il espère récolter des fonds pour sa boite. Il est vrai que les virus peuvent transporter des gènes dans les cellules et propager une modification de code génétique. Mais tout cela n’a aucun sens, même si les virus du rhume peuvent porter des agents de thérapie génique leur mode de propagation par l’air est trop incontrôlable pour que cela soit sérieusement envisageable. Le risque de contamination des proches est trop important. J’ai fait la présentation avec un peu d’écœurement et je n’ai pas vraiment envie d’en parler. Nos travaux sont, de plus, très simples comparés aux prouesses présentées dans ce congrès.

- J’ai assisté à votre présentation.

Voila, c’est exactement ce que je craignais, devoir parler de ma présentation. Philippe avait insisté pour que je minimise le coté incontrôlable des virus du rhume. Il va être difficile de garder cette ligne dans un conversation privée.

- Je ne me souviens pas de tous les participants, vous êtes ?

- Charline Durand des laboratoires Trapier de Lyon.

- Ah les spécialistes Français de la thérapie génique. J’ai assisté moi aussi à votre présentation. Mais je nous vous ai pas vu présenter.

- Je suis venue en auditrice, c’est le responsable du laboratoire et son assistant qui ont fait la présentation. Moi pendant ce temps j’ai participé à la plus part des exposés pour me faire une idée globale.
-
Et alors cela progresse ?
-
C’est très disparate, certaines pathologies ont maintenant des solutions connues mais pour d’autres comme….

Super elle semble assez passionnée pour parler longuement de son sujet, j’avais bien fait de ne pas prendre d’alcool, je me détends en écoutant ses explications. Elle parle clairement, dans un langage assez simple. Ayant participé à plusieurs présentations j’en connais maintenant assez sur ce sujet pour comprendre tout ce qu’elle explique. Doucement son discours passe des agents thérapeutiques aux virus porteurs, je sens qu’elle va revenir sur mon sujet. Je me crispe à nouveau. Elle parle des propagations contrôlées à partir des variantes inactivés du virus du SIDA, et se plaint d’une propagation lente. Nous y sommes

- …pouvons nous utiliser un virus du rhume pour faciliter la propagation ?

- Bien sur, le mode de propagation par contact ou même par l’air est plus rapide. Le mieux, comme vous avez du le voir pendant ma présentation, est de choisir un virus un peu lourd qui se propage uniquement par contact. Suivant le climat du lieu il est possible de choisir un virus qui ne reste activé sur les objets qu’un jour ou deux. »

Si j’arrive à rester sur notre version officielle, qui occulte le problème des gros postillons, leur propagation dans les systèmes de climatisation imparfaits comme dans les hôtels et les avions tout va bien.

- Oui je comprends mais nous travaillons sur des maladies qui touchent des ethnies entières et nous souhaitons proposer des solutions efficaces et transparentes pour la population. Nous commençons à avoir des agents thérapeutiques si ciblés qu’ils n’affecte que les personnes concernées. Nous cherchons maintenant les virus porteurs les plus efficaces possibles. »

Son discours commençait à sonner creux, rien de ce qu’elle décrivait maintenant n’avait été présenté officiellement pendant la présentation de son laboratoire. Une petite sonnette commençait à sonner : bio terrorisme, bio terrorisme… Mais rien de ce qu’elle avait dit ne suffisait pour en être sur. Il fallait aller dans son sens pour vérifier.

- Dans ce cas le rhume est votre homme, si je puis dire. Certaines variantes très bénignes sont extrêmement contagieuses et résistantes. Mais je ne vois pas qu’elle organisation pourrait donner l’autorisation de répandre dans l’atmosphère une thérapie génétique capable de faire le tour de la terre en moins de 24 heures par avion.
-
C’est vrai aujourd’hui ce n’est pas sérieusement envisageable. Mais il est important de le préparer ; soit pour des raisons thérapeutiques soit pour se défendre d’attaques bio terroristes.

Je m’inquiète et c’est elle qui met les pieds dans le plat. Je suis un peu perdu. Je lui demande directement

- Vous êtes vraiment des laboratoires Trapier ou vous faites partie de l’antiterrorisme ?
-
Des laboratoires Trapier, voici ma carte.  Elle sort de son mini sac à main une carte. Son titre est « Responsable de la recherche sur les maladies d’origines ethniques » tout est cohérent.
-
Ne vous inquiétez pas Julien je ne suis ni une bio terroriste, ni une espionne, je travaille sur des problèmes concrets. Je cherche des solutions à de vrais problèmes. J’imagine des futurs possibles dans lesquels certaines maladies ne sont plus inéluctables.

Elle connaît forcément mon prénom à partir du programme de la conférence, mais son utilisation brutale me désarçonne un peu. Elle continue

- Même avec l’aide du décalage horaire, je crois qu’il est un peu tard pour parler travail. Mon verre est vide, vous buviez quoi ?

J’explique le jus de fruit, Singapour, ce que je connais des pays alentours, elle me parle de ses voyages, de sa famille de ses enfants quelle souhaite revoir au plus vite. Nous parlons de nos entreprises de leurs avantages, du style de management, de la politique désastreuse de notre pays enfin de tout ce qui peut nous éloigner des virus et des thérapies. Demain, elle va visiter le magnifique parc des oiseaux. Je l’ai déjà vu mais j’accepte de l’accompagner.

La visite du parc des oiseaux n’était qu’un prétexte, nous devions être seul. Un couple au milieu de promeneurs dans un parc public est finalement très seul. La bas au milieu de la nature, assis sur un banc au détour d’une allée, j’ai droit aux explications sur les différences de matériel génétique des ethnies avec même une référence au livre de fiction « Tous à Zanzibar » de John Bruner. Dans ce livre l’auteur évoque une ethnie atteinte d’une maladie qui guérit de l’envie de guerre. Charline fait des recherches personnelles sur les gènes associés à la psychopathie. Elle m’explique en détail l’impact des psychopathes dans la société.

- On croit souvent que ce sont tous des tueurs en série ; la réalité est plus complexe. Une grande partie s’intègre dans la société voire la façonne à son avantage. Ils représentent deux pour cent de la population et occupent plus de vingt pour cent des postes de pouvoir. Ils ne ressentent pas les émotions des autres. Ils sont froids, calculateurs, manipulateurs et pragmatiques. La plus part des dictateurs, des patrons autoritaires, des banquiers et des petits chefs tyranniques sont des psychopathes. Ils sont différents génétiquement, ce sont des malades qui s’ignorent ». J’ai développé un agent thérapeutique ciblé. Personne n’est au courant.
- Et tu discutes avec moi car tu souhaiterais répandre ton agent sur la terre entière. Mais de quel droit ?
- Celui de la majorité. Celui des quatre vingt dix huit pour cent d’opprimés !
- Avec quatre vingt huit pourcent, dans une démocratie cela ne devrait pas être difficile d’entériner ce choix.
- Détrompe toi. Beaucoup de nos concitoyens suivent des leaders. Regarde le résultat de l’expérience de Milgram. Soixante dix pour cent des participants finissent par infliger des décharges électriques mortelles au cobaye en obéissant à l’autorité. Comme les psychopathes sont de formidables manipulateurs, ils n’ont aucun problème pour se faire élire. Et dès qu’ils le peuvent ils transforment les démocraties en dictatures. Il y a suffisamment d’exemples dans l’histoire mais aussi dans notre présent.
- Oui, c’est vrai que ce n’est pas brillant. Sans parler de la crise financière qui n’en finit pas.
- Justement regarde tous ces patrons de Banques et de grandes sociétés qui s’octroient des bonus sur le dos de leurs salariés, quand ils ne les licencient pas au même moment, beaucoup sont des psychopathes. Dans la finance, je parie que bien plus de la moitié sont des psychopathes.
- Oui, oui, mais de là à jouer aux apprentis sorciers.
- Tu as une meilleure idée ?
- On pourrait laisser les choses aller, le monde s’améliore progressivement.
- Et cela ne te désole pas de voir ce gaspillage, toutes ces énergies perdues, toutes ces vies gâchées.
- Au moins on pourrait faire des essais à petite échelle avant de vouloir tout changer d’un coup.
- Là tu as raison. D’ailleurs je l’ai déjà fait. Il y a un an j’ai « traité » l’équipe dirigeante de ma société. C’était à l’occasion d’une réunion d’actionnaires. L’ambiance de travail commence maintenant à changer. Plusieurs dirigeants ont des état d’âmes. Deux sont partis, ils avaient assez d’économies pour vivre sans travailler. Le mot éthique revient plus souvent. On parle de changer les statuts, d’expérimenter une gestion participative. Je ne regrette rien, la société fonctionne mieux et a même de meilleurs résultats.
- Mais qui nous dit que les psychopathes ne sont pas nécessaires pour que la société avance ? Si tout le monde est content de ce qu’il a on n’ira pas très loin.
- Crois tu vraiment ce que tu dis ? As-tu vu une dictature progresser plus vite qu’une démocratie. As-tu oublié l’apport des révolutions en France et en Europe.
- Je sais, mais quand même, tu parles en fait d’un génocide : on fait disparaître un gène de notre patrimoine génétique,  sans l’extermination des porteurs de ce gène il est vrai, mais dans les faits cela reste un génocide.
- C’est la responsabilité qui te fait peur ? Tu as la possibilité d’améliorer le monde et tu recules ou serais tu un psychopathe toi-même. Ou fais tu partie de ces gens qui recule devant le premier choix.
- Comme premier choix c’est un peu extrême.

- Peut être mais tu es le plus à même de le faire. Voici un flacon de l’agent thérapeutique. Je n’ai pas besoin de t’expliquer comment cela marche. Et voici une adresse postale si tu veux me contacter. Il serait trop dangereux d’essayer de me contacter autrement. Au final, c’est à toi de décider.

Charline se lève et disparaît rapidement au premier virage de l’allée.
J’étais venu à Singapour à reculons, anxieux à l’idée de présenter un travail bâclé dans une conférence prestigieuse, j’en reviens avec une responsabilité morale gigantesque et un petit flacon de parfum, rempli d’un agent thérapeutique étonnant. Maintenant j’oscille entre l’abattement et l’enthousiasme. En tout cas je n’ai rien décidé.

Deux mois plus tard, Philippe menace de me licencier si je ne trouve pas une solution d’ici quinze jours pour convaincre ses investisseurs. Je fais le dos rond. Je le rassure je lui explique que j’ai une culture  de virus très prometteuse en cours. Elle sera prête dans dix jours. Je serai de retour à temps même si j’ai posé une semaine de vacances pour aller voir mes parents qui se sont trouvé un pied à terre en Indonésie. Juste un sac, je n’aurai pas beaucoup à dormir à l’hôtel. Une trousse de toilette avec un pulvérisateur nasal anodin au contenu hautement sophistiqué.

Et c’est l’occasion d’utiliser tous ces miles accumulés au fil des années pour me composer un voyage original. Après une escale à Washington, puis Chicago j’arrive à Los Angeles. Là, j’envoie une carte à Charline : « Bonjour de la ville des anges. C’est un grand pays assez violent. J’ai toujours mon rhume, je soigne tout cela. Julien » Puis un vol au dessus du pacifique et ce fut Tokyo, Pékin, Bangkok avant de rejoindre Djakarta et de rester quelques jours avec mes parents. Nouvelle carte pour Charline « Au pays des volcans, trop d’éruptions incontrôlées, et toujours un résidu de rhume en cours de traitement. » Retour par Dehli, Moscou, Francfort et enfin Paris. Je vide dans l’aérogare mon pulvérisateur nasal du reste de virus modifié. Dernière carte à Charline « De passage dans la ville lumière, j’allume tous les feux que je peux pour la rendre plus jolie. »

J’ai utilisé la variante de virus de rhume la plus légère et la plus résistante possible. En résumé la plus contagieuse. Si elle tient ses promesses d’ici 10 jours le monde entier tousse et renifle. Au moins nous pourrons suivre la progression. Trois semaines après je reçois une carte de Charline : « Bonjour Julien, reste bien au chaud, c’est la meilleure solution pour ton rhume. De mon coté je cocoone aussi. »


Janvier 2012, je suis assis au fond de la salle d’un bouchon dans le quartier Saint Jean de Lyon. J’attends Charline. Je parcours un journal. Les élections présidentielles semblent obnubiler les journalistes. Plus aucun ne parle de l’épidémie de grippe du printemps 2011.
Charline arrive, souriante.

Bonjour me lance t’elle et nous nous serrons la main.
- Bonjour

Je ne reste que le temps de manger me prévient elle. Officiellement elle fait des courses. Elle a d’ailleurs des sacs remplis de vêtements neuf.

- J’ai pris un jour de congés.
- Que lis tu dans le journal ?
- Je vois que le monde va bien. Moins de conflits.
- Finalement, il ne t’a fallut que deux mois pour prendre ta décision.
- Oui deux mois pour analyser et peser les risques, mais finalement ce sont les agissements de mon chef qui m’ont décidé.
- Tu ne l’avais pas « traité » ?
- Non je voulais l’observer, je n’ai pas été déçu. Un psychopathe sous stress c’est assez redoutable. La société n’allait pas bien mais il était viscéralement incapable de reconnaître ses erreurs. Cela ne pouvait venir que de ses collaborateurs. Ma présentation de Singapour n’avait pas été assez percutante, nos commerciaux étaient des minables etc.
- Et maintenant ?
- J’ai changé de métier, je fais du conseil en organisation du travail. J’avais besoin de m’éloigner de la santé.
- C’est un gros changement, pourquoi cette direction ?
- J’avais besoin de m’éloigner de la santé et finalement j’ai un avantage pour le conseil, je sais qu’un paramètre humain à changé. mes conseils sont plus adaptés à la nouvelle situation que ceux des sociétés concurrentes qui essayent encore d’inclure les psychopathes dans leur schéma. Et toi ?
- Tout va bien, la direction de mon entreprise avait un temps d’avance, leurs décisions ont, sans le vouloir, anticipé le monde que tu as créé.

- Que nous avons créé, seul je n’aurais rien pu faire.

Elle sourit. Nous passons le reste du repas à passer en revue les progrès accomplis en tout juste un an. Nous nous essayons au jeu des pronostics, mais anticiper le comportement de 7 milliards d’individu est au-delà de la portée de deux cerveaux. Nous décidons de ne plus nous contacter avant longtemps, nous ne sommes plus que des spectateurs et nous ne voulons pas attirer le regard.

Vingt ans plus tard : une invitation de Charline directement sur mon mail pour l’anniversaire de notre rencontre. Elle nous invite chez elle, ma femme et moi. Il est vrai que les temps ont bien changé. Les médias parlent de nouvelle renaissance, en référence à la renaissance Italienne. Tout le monde a oublié la soudaine épidémie de rhume qui avait enflammé le monde pendant l’hiver 2011. On parle de l’influence des nouvelles technologies, de l’augmentation faramineuse de l’espérance de vie, de la suppression des frontières entre les états, des collaborations intenses, initiées à l’origine par les réseaux sociaux. Le monde n’est pas parfait mais il avance avec moins d’à-coups. Nous ne travaillons plus qu’une semaine par mois et d’ici quelques années cela ne devrait plus être nécessaire. Certains, dans ce qui s’appelait la France, font référence au 30 glorieuses, à la victoire de l’esprit … Personne ne parle d’évolution génétique. J’ai expliqué notre rencontre à ma femme, ce que nous avons fait. Elle m’a traité de fou, d’illuminé, d’apprenti sorcier de prétentieux mais elle comprend. Je n’ai pas revu Charline depuis Lyon, nous n’avons plus communiqué depuis notre bref repas.

La rencontre est chaleureuse, chacun sait nous parlons peu. Charline contribue à la direction d’une coopérative de laboratoires. Son mari était diplomate, il n’a plus vraiment de travail. A la fin du repas elle nous explique qu’elle a suivi l’évolution des caractéristiques génétiques de nombreuses populations sur terre. Comme prévu la psychopathie à presque disparue. Beaucoup de causes possibles ont été avancées, mais finalement c’est un sujet qui intéresse maintenant peu de monde. C’est un peu comme lorsque l’on fait le ménage dans sa maison, on voit très bien ce qui est sale avant de commencer, mais après il semble naturel que tout soit propre.

La joie de la contribution positive est suffisante pour nous satisfaire. Nous avons apporté notre pierre à l’évolution de l’humanité, d’autre ont peut être fait de même à leur façon, mais nous ne le saurons jamais. Comme un chat profite de la chaleur dans un rayon de soleil nous profitons de la chaleur de ce nouveau monde avec le sentiment d’un devoir accompli.


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